Senestre festival
Zutalors. Suite à un stupide accident de piscine, j'ai dû me faire recoudre en juillet des ligaments de la main droite : me voilà interdit de doigt d'honneur pour plusieurs semaines. Au mieux.
J'ai donc été contraint de vivre le Festival de la main gauche, et je ne suis pas gaucher ! Au fond, ce ne fut pas un handicap insurmontable, vu le détachement serein où je me trouve après des dizaines de festivals ! Plus de frénésie, plus de course folle pour choper the place pour the pestacle incontournable !
J'ai pu me laisser aller sous mon chapeau par 36° à l'ombre à slalomer parmi la foule, où sont les plus jolies créatures, court vêtues et resplendissantes (si j'écarte les pouffes locales et les touristes du 14 juillet). J'ai pu calmement siroter un petit jaune ou une Jupiler en terrasse, en compulsant négligemment un programme du Off, qui doit bien peser ses deux kilos et qui traînait par là ! Puis peaufiner l'affaire sur le smartphone parce que mon Dieu il faut vivre avec son temps !
J'ai pu aussi papoter à l'ombre du cloître St-Louis où j'ai glané ou revendu des places pour le IN…
Je n'ai pas fait les 4 heures et demie de queue pour tenter de voir le sublime RICHARD III de Thomas Ostermeier, mais je l'ai vu en rediff sur mon ordi et miracle, la captation d'Arte étant remarquable, j'y ai pris beaucoup de plaisir !
J'en ai profité pour visionner également des bouts du "désastre" (d'après le Monde) "peu convaincant" (RFI) : le ROI LEAR d'Olivier Py. Les critiques m'ont semblé bien exagérées, mais les tics agaçants de Py bien présents aussi. Lear ou dé-Lear ? Son parti-pris sur le Silence comme Machine de guerre me semble en revanche assez fumeux. Surtout de la part d'un auteur logorrhéique…
Seulement voilà : son LEAR MINUSCULE présenté sur le parvis du Palais avant le spectacle était une petite merveille : la tragédie de Shakespeare évoquée en vingt minutes par quatre comédiens-bateleurs pétillants, ironiques et puissants !
Car j'ai vu de vrais spectacles en direct-live, attends, je te raconte.
Ce qui reste quand on n'a pas encore tout oublié
Dans le IN encore :
DARK CIRCUS. Un délice pour petits et grands, qui fait revenir aux temps bénis de l'émerveillement et dont je suis sorti… en larmes ! (toi, Justin ? Il te reste un peu de cœur ?) L'histoire, contée à la lanterne magique, d'un petit cirque en Noir et Blanc qui invite les spectateurs à devenir malheureux… jusqu'à l'arrivée inopinée d'un nez rouge ! Les deux artistes de la compagnie Stereoptik font tout en direct et à l'ancienne : fusains, pinceaux, sable, guitare et manivelles ! C'est irréprochable graphiquement et musicalement, c'est captivant et somptueux !
FUGUE a reçu un accueil enthousiaste. Fantaisie déjantée et… fugues jouées et chantées superbes, par des comédiens musicalement surdoués. Ils sont de leur époque : on pense aux délires des troupes flamandes ou de Peeping Tom, mais aussi aux excentricités du Suisse Marthaler. Malheureusement, en dehors des parties musicales, on sourit mais on reste sur sa faim devant la vacuité du propos… Mention spéciale, cependant, pour la prestation de la comédienne…
A MON SEUL DESIR a visiblement décontenancé les critiques. Mais les a rassurés la sage esthétique des tableaux de la Dame à la Licorne, reconstituée à fleur de peau par des actrices nues portant masques animaliers. Entre exposé expert sur la symbolique de la tapisserie du Musée de Cluny et discours poético-impertinent sur l'image de la femme et la question de la virginité. Avec cornemuse et trente figurants cuniculiformes* stroboscopiés. Cette pièce ne manque ni de charme, ni d'élégance, ni d'érotique roublardise.
L'EXPO PATRICE CHÉREAU, dans ce lieu magnifique de la "Collection" Lambert, croise les reliques du maître (lettres, photos, dessins excellents) avec des œuvres contemporaines en résonance. Quelques écrans distillent extraits et interviews malheureusement inaudibles, mais au total on mesure l'irrépressible nécessité théâtreuse d'un artiste qui est allé (pour l'anecdote) jusqu'à rembourser pendant quinze ans sur ses propres deniers des dettes contractées au théâtre de Sartrouville. Exemplaire parcours d'un metteur en scène fasciné à ses débuts par Brecht et qui imposa par la suite un style de jeu expressionniste fondé sur une rencontre des corps physiques et une "hystérisation" des émotions que d'aucuns (dont moi je l'avoue) pouvaient trouver un peu agaçants. De la distanciation brechtienne au corps-à-corps, en somme… Mais Dieu que Koltès (qu'il découvrit) est grand ! Et que son Hamlet fut grand ! Et que les décors de Richard Peduzzi sont… grands (en hauteur, surtout) !
LA NEF DES IMAGES, à l'église des Célestins, diffusait en continu des vidéos de spectacles divers ainsi que des docus anciens (sur Vilar et les peintres, par exemple). En ce temps caniculaire, délices de chaise longue au frais…
Saisi dans l'OFF :
"Sur les 1336 spectacles du Festival OFF, j'ai choisi pour vous…"
Non je déconne : je n'en ai vu que 0,8 %, c'est pas représentatif. Il est vrai que si on élimine tous les MON-CUL-SUR-LA-COMMODE et autres CHEVALIERS DU FIEL, les chances remontent. Les thématiques à la mode m'ont semblé tourner autour de la féminitude, de la harcèlementitude et de la judéitude.
Judéitude
Je retiens justement le remarquable MARIAGE DE M. WEISSMAN, qui raconte à trois voix l'histoire d'un survivant d'Auschwitz qui à 70 ans, se voit contester son statut de vrai juif ! Se disputent donc en lui deux Weissman contradictoires, au milieu desquelles il patauge allègrement. C'est malin, drôle, vif, audacieux et requinquant. (D'après INTERDIT, de Karine Tuil).
Un peu plus lourd, FUCK AMERICA conte sur le mode excité l'histoire vraie ou rêvée d'un apprenti écrivain juif en Amerloquie au début du XXe siècle. Le saxo est créatif et le comédien ne manque pas d'énergie énervante.
Féminitude
ROYALE LÉGENDE
Une très intéressante correspondance (inventée !) entre Marie-Antoinette (sa vie, son œuvre, son échafaut) et le chevalier d'Eon (ses aléas, son ambivalence) !
Mise en scène d'une extrême intelligence autour des costumes, qu'ils révêtent successivement jusqu'à la touchante scène finale ou "l'Autrichienne" se perd dans l'armature de son vertugadin (voir ce mot) !
FEMME AU PARADIS. Le personnage auto-fictionnel de Nelly Arcan suit une trajectoire morbide et voit le monde comme une infernale ronde où la sexualité des hommes confine les femmes à n'être que des objets sexuels plus vraiment désirables après l'âge de 20 ans. Et peut-être même que les filles elles-même ont le secret désir d'être violées "sur le chemin de l'école"… Ce sont de vraies problématiques, mais vécues à travers la subjectivité désespérée de l'auteuse, ça donne une épopée complètement plombante. D'autant qu'Ahmed Madani, qui a fait la mise en scène et qu'on aime bien par ailleurs, a choisi de rester dans une distance prude pour éviter toute complaisance voyeuriste. Belle intention, sauf que du coup on croit entendre une dissertation alors que ce n'est qu'un cri. Et qu'il manque à la comédienne "freinée", vraiment, quelque chose de vibrant (malgré son morceau de bravoure épilépsoïde)…
ELLE(S)
Visuellement c'est assez moche et sinistre. Mais en dépit d'une construction un peu facile, un discours moins cliché que prévu sur les ambiguïtés de l'image de la femme et des conditions assignées à icelle. La jeune comédienne dépote bien. Mais bon.
ANDROMAQUE
Le metteur en fait trop dans l'esbrouffe spectaculaire, et les comédiens font ce qu'ils peuvent : ce n'est pas nul… La preuve : ça m'a donné envie de relire Andromaque, cette pièce sur la terrible passion amoureuse, que j'ai lue à 18 ans…
DOM JUAN REVIENT DE GUERRE, d'Odön von Horvath
Fabienne Pascaud s'est encanaillée dans le Off. Elle a aimé. Pas moi.
Je vous passe le détail de mes autres déceptions.
Enfin, pour se distraire intelligemment :
OULIPO, PIÈCES DÉTACHÉES
Drôle et gentiment bringuezingue, pour tous ceux qui aiment la langue, Queneau et les glissements progressifs du sens.
LE CAS MARTIN PICHE
Martin Piche est atteint d'une maladie rare : l'ennui absolu. Jacques Mangenot avait atteint les sommets avec L'AFFAIRE DUSSAERT, pochade remarquable sur l'art contemporain, il a fabriqué une pièce divertissante avec une fin un poil artificielle et boulevard. Régalant mais moins riche.
DRYTUNA, THE HAIRY RABBIT
Sur fond de falaises de Douvres, une tragi-comédie complexe et pleine de rebondissements, avec des acteurs intéressants et dans un style résolument post-moderne !
Au point qu'on ne sait pas si c'est de l'art ou du cochon.
J'en ai trop dit : ma main gauche et, par hypothèse, mon cerveau droit, sont épuisés. Vous qui visitez de somptueux sites ou vous prélassez dans des transats de plages privées en brillante compagnie, pensez au promeneur solitaire de Paris au mois d'août qui continue sa cure de haricots verts vapeur.
Je vous aime quand même, allez.
Et n'oubliez pas :
Evitez les sites des Baux !
P.S. : L'EXPO JEAN-PAUL GAULTIER au Grand Palais : Il faut les voir de près, les robes de haute couture ! Et les créations de Gaultier sont fabuleuses ! Cette expo était d'une pure beauté ! Trop tard : ça vient de fermer !
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* De l'ancien français conin ou connin : lapin